Les uns après les autres, les grands médias canadiens ont annoncé des compressions majeures depuis le début de l’année de leur effectif, des coupures imposées par des pertes de revenus liées à des baisses importantes de leurs nombres d’abonnés et de leurs ventes publicitaires. Celles-ci sont détournées en grande partie par les géants du web que sont Meta ou Google. La presse canadienne traverse une crise majeure, une crise aux impacts politiques et sociétaux. Récit de Catherine François.
Radio-Canada-CBC, TVA, CTV (les trois plus grands réseaux de télévision du Canada), le quotidien Toronto Star, les six journaux de la coopérative des quotidiens régionaux.... Depuis le début de l’année, ce sont 3500 postes qui ont été supprimés dans les grands médias canadiens.
Le dernier en date est le diffuseur public Radio-Canada-CBC. Il a annoncé, le 4 décembre, par la voix de sa PDG Catherine Tait, des compressions de 10% de son personnel au cours des prochains mois pour réduire de 125 millions de dollars son budget annuel de 1,2 milliards de dollars.
Réduction de 10% du personnel chez le diffuseur public
Ce sont donc 800 postes qui vont passer à la trappe, 600 supprimés, 200 postes vacants abolis, tant chez Radio-Canada que son pendant anglophone. Une annonce qui n’a pas surpris l’ex-directeur de l’Information de Radio-Canada, Alain Saulnier, dans ce contexte de crise généralisée des médias.
Mais le professeur du département des communications de l’Université de Montréal dénonce l’iniquité de ces annonces puisqu’on impose le même remède de cheval à Radio-Canada qui est en bien meilleure santé que CBC, son pendant anglophone. La télévision de Radio-Canada par exemple a une part de marché de 22% alors que celle de CBC est seulement de 4%, les revenus publicitaires de Radio-Canada sont également supérieurs à ceux de CBC.
« Mais la haute direction considère que Radio-Canada et CBC sont une seule et même entité, souligne Alain Saulnier, donc on impose les mêmes compressions aux deux réseaux mais cela pénalise davantage Radio-Canada, qui a un budget moindre et moins d’employés mais qui a des revenus plus élevés. Sauf que comme les revenus publicitaires sont regroupés dans une seule et même cagnotte, les bons résultats de Radio-Canada épongent les déficits de la CBC. C’est donc doublement inéquitable ».
Supression de 31% des effectifs chez TVA, première chaîne privée du Québec
Du côté des réseaux privés, la situation n’est pas plus reluisante : TVA, la plus importante télé privée du Québec, a annoncé la suppression de 547 postes, soit 31% des effectifs. Ces coupures s’ajoutent aux 140 annoncées un peu plus tôt cette année au sein du groupe TVA. « Et rien n’indique qu’il n’y en aura pas d’autres pour que le réseau puisse sortir la tête hors de l’eau », s’inquiète Alain Saulnier.
Les médias ont traversé de nombreuses crises, mais là on dirait que c’est pire que jamais, c’est très préoccupant.
Jean-Hugues Roy, ex-journaliste et professeur en journalisme à l’Université du Québec de Montréal.
Au sein du groupe CTV, réseau anglophone, on a licencié plus de 1000 personnes d’un bout à l’autre du Canada en juin dernier. Une hécatombe donc dans les télévisions du pays. La situation n’est guère plus rose dans la presse écrite, puisque les six journaux de la coopérative des quotidiens régionaux ont annoncé en mars dernier les coupures d’une centaine de postes et la fin de leur édition papier en 2024.
Chute drastique des revenus publicitaires
« On vient de franchir un seuil où l'information est fragilisée, avec ces 3 500 postes supprimés, s’alarme Jean-Hugues Roy, ex-journaliste et professeur en journalisme à l’Université du Québec de Montréal. Les médias ont traversé de nombreuses crises, mais là on dirait que c’est pire que jamais, c’est très préoccupant. Déjà en 2019, on se souvient que six journaux avaient été menacés de disparition, les gouvernements s’étaient alors réveillés, avaient mis en place des programmes de crédits d’impôts qui ont apporté de l’oxygène à ces médias, mais ils ne suffisent plus aujourd’hui. C’étaient des sparadraps sur une plaie qui est de plus en plus purulente ».
Et cette plaie, elle purule à cause de la chute drastique des revenus publicitaires, la baisse importante des abonnements et l’augmentation des coûts de production. Et on montre du doigt les géants du web que sont Meta (Facebook, Instagram), Google, les plateformes Tik Tok, le réseau X (ex-Twitter) qui phagocytent les revenus publicitaires tout en diffusant gratuitement les contenus de ces médias, articles, chroniques, reportages.
Et près de la moitié des Canadiens - 45% - s’informent maintenant sur les réseaux sociaux selon le Digital News Report de 2023. Autrement dit, c’est le modèle d’affaire des médias traditionnels qui s’effondre actuellement comme un château de cartes.
Entente avec Google
Depuis cet été, le gouvernement canadien mène un bras de fer avec Meta ( groupe qui contrôle Facebook et Instagram) et Google en lien avec une loi, la C-18. La loi C-18 veut justement imposer des redevances à ces géants du web afin d’aider au financement des médias canadiens.
Meta, en guise de représailles, interdit depuis tout partage d’articles et de reportages sur les comptes canadiens de Facebook et les négociations tournent en rond avec le gouvernement canadien.
Elles ont finalement abouti du côté de Google : la ministre canadienne du Patrimoine a annoncé récemment avoir conclu un accord avec Google, qui prévoit que la plateforme verse cent millions de dollars par an pour soutenir les médias canadiens. Le gouvernement espérait obtenir 172 millions.
Pour plusieurs analystes, cent millions de dollars, c’est une somme ridicule. Le professeur d’économie Haaris Maaten, de l’Université de Houston, évalue par exemple à 750 millions de dollars américains la somme que Google devrait verser aux médias américains.
Dwayne Winseck, de l’Université de Carleton, rapporte que les revenus publicitaires de Google au Canada sont de 6,27 milliards de dollars en 2021. Donc cent millions de dollars, c’est 1,6% de ces revenus. « En effet, cent millions de dollars, ce n’est pas grand-chose, estime Jean-Hugues Roy, pour moi l’information au Canada a bien plus de valeur que ça, mais 750 millions, ça me parait beaucoup aussi. Cela dit, ce n’est pas facile à calculer ».
C'est la première fois que Google reconnait qu’il doit verser des redevances à des médias parce que c’est exigé par un État.
Alain Saulnier, professeur du département des communications de l’Université de Montréal.
Alain Saulnier, qui a publié en février 2022 le livre « Les barbares numériques » pour dénoncer la conquête des géants du web de l’univers numérique, estime que ces cent millions de dollars, c’est mieux que rien. Et il salue les efforts du gouvernement canadien pour en arriver à cette entente qui ouvre, selon lui, une brèche importante pour les autres pays qui négocient des ententes similaires avec les géants du web : « Oui, cent millions de dollars, c’est des pinottes comme on dit en Québec, bien insuffisant. Mais cela crée un précédent parce que c’est la première fois que Google reconnait qu’il doit verser des redevances à des médias parce que c’est exigé par un État. Voilà quelque chose dont on a absolument besoin parce qu’on ouvre une brèche dans laquelle d’autres pays peuvent s’engouffrer ».
La décision de Meta de ne plus relayer d’articles ou de reportages sur les comptes canadiens est une première dans les pays occidentaux.
Alain Saunier, professeur du département des communications de l’Université de Montréal.
Par contre Alain Saulnier estime que le gouvernement canadien n’arrivera à aucun accord avec Meta (Facebook) : « Meta a pris une décision fondamentalement opposée à toute forme de reconnaissance de payer des redevances. Leur décision de ne plus relayer d’articles ou de reportages sur les comptes canadiens est une première dans les pays occidentaux. Cela va devenir une stratégie qu’ils vont appliquer dans tous les pays qui voudraient leur réclamer des redevances. Ils ne voudront jamais payer de redevances pour les articles ou reportages qu’ils reprennent. Et finalement ils vont maintenir un réseau social à la hauteur de ce que doit être un réseau social, c’est-à-dire un lieu d’échanges où les gens se parlent entre eux mais où ils ne peuvent pas relayer d’articles de journaux ou de reportages télé ou radio", explique Alain Saunier.
Jean-Hugues Roy dit de son côté que Meta fait un gros « doigt d’honneur » actuellement au gouvernement canadien et aux Canadiens en interdisant le partage de contenus d’information sur son site Facebook. Il ne croit pas non plus que la compagnie ait l’intention de revenir sur sa décision. « Ils veulent juste faire de l’argent, les profits passent avant le bien-être des utilisateurs » se désole le spécialiste.
On ne sait pas encore comment vont se distribuer entre les médias canadiens ces cent millions de dollars de google. Il y a un débat à savoir si Radio-Canada-CBC, qui sont subventionnés par le gouvernement fédéral, peuvent avoir accès à ce fond ou pas. Selon La Presse, site d'information francophone canadien, la plus grande part des 100 millions de Google devrait aller aux médias écrits. La part de CBC/Radio-Canada et des radiodiffuseurs privés devrait être plafonnée.
Et le gouvernenement fédéral a confirmé cette information. La presse écrite au Canada recevra près des deux tiers de la contribution financière promise par la multinationale Google aux médias en échange de la diffusion de leurs contenus, a annoncé vendredi 15 décembre le gouvernement fédéral.
"La part que les télévisions et les radios recevront est plafonnée à 30%, celle de CBC/Radio-Canada (le groupe audiovisuel public canadien, ndlr) à 7%, ce qui laisse les 63% restants pour la presse écrite", a expliqué un responsable fédéral lors d'un briefing aux journalistes, vendredi 15 décembre.
D’autres pistes de solution
En plus de ce fond de cent millions, il y a d’autres solutions pour sauver les médias traditionnels estiment Jean-Hugues Roy et Alain Saulnier.
« J'ai fait des propositions pour réparer la loi C-18. Il ne faut pas juste compter sur les gouvernements pour financer l’information, il faut d’autres sources de revenus, les gens du web sont pour moi la plus importante des solutions », avance Jean-Hugues Roy.
Les geants du Web sont devenus pour beaucoup de Canadiens la porte d’entrée pour s’informer.
Jean-Hugues Roy, ex-journaliste et professeur en journalisme à l’Université du Québec de Montréal.
Le professeur ajoute que le gouvernement canadien doit aller bien plus loin que ce que prévoit la loi C-18 en imposant aux géants du web des redevances sans négocier quoique ce soit.
« Le gouvernement doit dire : Google, Meta, vous devez remettre x % de vos revenus publicitaires au Canada pour financer l’information. 2,5%, 3%, chaque année, c’est la somme que vous devez verser dans ce fonds. L’information est un bien essentiel dans une société libre et démocratique et ces géants du web font de l’argent en partie grâce aux contenus d’information, ils sont devenus pour beaucoup de Canadiens la porte d’entrée pour s’informer »
Pourquoi ne pas imposer une redevance pour les médias ou une petite taxe à toutes les entreprises qui produisent les écrans ?
Alain Saulnier, ancien directeur de l’information de Radio-Canada.
L’ancien directeur de l’information de Radio-Canada, Alain Saulnier, propose de son côté d’imposer une taxe ou une redevance, minimale, lors de tout achat d’outils dont nous nous servons pour consommer de l’actualité, comme nos téléphones intelligents, les tablettes, les télévisions, les ordinateurs, des écouteurs, ...
« Maintenant tous les médias se retrouvent sur un écran. Donc pourquoi ne pas imposer une redevance ou une petite taxe à toutes les entreprises qui produisent les écrans? Sony, IBM, Apple, Samsung, etc. Alors je propose que le gouvernement décrète qu’à chaque fois que quelqu’un se procure un écran, il y a une taxe qui soit prélevée et qui serve à financer les médias. Par exemple, lorsque la BBC a été créé, il y avait une taxe qui était prélevée pour chaque achat d’un appareil radio dans les années 20 et 30, et après c’était quand on achetait un téléviseur. Pourquoi ne pas s'inspirer de cette formule ? ».
Là où tout le monde s’entend, c’est qu’il y a urgence d’agir pour sauver les médias canadiens, tant nationaux que régionaux.
"Dans la plupart des médias canadiens, le nombre d'emplois qui ont été perdus, est absolument faramineux. Donc il y a urgence parce qu’à défaut de la présence des médias, le débat public va se mener de façon tout croche dans un contexte où la désinformation, la mésinformation, va l'emporter sur une information rigoureuse, de qualité. Et là, ça veut dire l'absence totale de cohésion dans le débat public parce que la désinformation va l'emporter sur l'information », estime Alain Saulnier.
En Europe, ils ont des lois, ils réussissent à mettre à l’amende les géants du web. Au Canada on dirait que les géant du web ont le champ libre.
Jean-Hugues Roy, ex-journaliste et professeur en journalisme à l’Université du Québec de Montréal.
Quelles réponses peuvent apporter les démocraties occidentales, elle mêmes fragilisées par une poussée des populismes, à la crise des médias ?
« Oui, c’est inquiétant, ajoute Alain Saulnier, qui préside également le conseil d’administration du Centre d’études sur les médias. "On va avoir encore plus besoins de médias qui vont être des sources d’informations fiables et rigoureuses le plus possible parce que la perception qui règne dans ces courants de droite, c’est que les médias font de la désinformation. Il faut combattre la désinformation et pour ce faire il faut avoir une information de qualité et qui se distingue, faire du journalisme d’enquête, avoir du journalisme dans des domaines nouveaux comme l’intelligence artificielle. Il faut mieux raconter les choses, il faut que notre discours comme média soit un discours accessible qui rejoigne une majorité, notamment chez les jeunes ».
Un fonds des médias au Québec ?
Le gouvernement du Québec jongle aussi actuellement avec l’idée de créer un fonds des médias. Alain Saulnier estime à ce sujet que les gouvernements du Québec et du Canada doivent travailler en étroite collaboration dans ce dossier pour avoir une stratégie commune et globale qui se penche sur tous les aspects de la crise.
Jean-Hugues Roy se désole pour sa part que le gouvernement de Justin Trudeau n’ait pas réglé complètement ce dossier : « En Europe, ils ont des lois, ils réussissent à mettre à l’amende les géants du web pour toute sorte d’infraction alors qu’ici, on dirait qu’ils ont le champ libre. Cela n’a pas de sens qu’on arrive à la fin dui mandat d’un gouvernement libéral ( gouvernement du parti de Justin Trudeau, situé au centre-gauche de l'échiquier politique du Canada) et que l’on n’ait pas été capable de faire plus que ça ».
Author: Joshua West
Last Updated: 1703556005
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